IX
D’abord, Éloïs sentit sa joue, contre le parquet, étirée en arrière par le poids de sa tête au point que ses lèvres ouvertes embrassaient à moitié le bois poussiéreux. Il avait mal. Une douleur vive focalisée sur l’arrière de son crâne.
À mesure que sa conscience étendait son champ et reprenait possession de son corps, il redécouvrit ses membres arrangés au hasard, comme ils étaient tombés. Une jambe en arrière, l’autre cuisse levée, un bras coincé sous son ventre. Puis la douleur, comme une chaleur qui se répand, dans sa cheville, dans son dos. Puis le souvenir qui revient enfin.
Ses yeux clos s’emplissaient à nouveau des images que son cerveau peinait à digérer, des images à ruminer encore et encore. Le gourou en robe de soie qui ne lui avait pas semblé dangereux ; la jeune fille hystérique et l’infirme endormi qu’elle avait frappé au sang ; l’image désincarnée de cet homme noir qu’ils projetaient à l’aide de leur machine électrique.
Et puis il y avait le géant en tunique blanche qui se tenait juste à sa droite alors qu’il menaçait le sorcier de son arme de service. Un physique de docker. Il avait un souvenir très précis du moment où il s’était élancé vers la machine et le spectre noir qu’elle projetait. Et alors, cela s’était passé comme un accident de bicyclette. Quand la perception du danger rend le cerveau plus clair, plus efficace. Il comprenait tout au ralenti. Il avait bondi sur le Goliath en chemise, croyant qu’il cherchait à lui échapper. Il était parti avec un peu de retard et n’avait refermé ses bras qu’autour de sa taille. Mais cela avait suffi à le déséquilibrer. Sa mémoire avait choisi cette image précise où leurs corps suspendus entre deux airs attendaient la chute, à quelques centimètres de l’image irréelle du fantôme noir qui n’avait pas quitté le centre de sa grille de métal. En dessous, le sol était couvert d’équipements de cuivre. Des bobines, des cadrans, des rangées d’ampoules, une étrange pieuvre aux tentacules métalliques dont la tête était faite d’un gros écrou à ailettes. Il avait eu le temps de regarder toutes ces choses et d’imaginer comme il serait douloureux de s’y écraser de tout son poids.
Puis le temps avait rattrapé son retard et glissé droit devant. Son esprit avait perdu le fil, incapable de tenir plus longtemps son rythme ralenti. Face à la débâcle, les réflexes avaient pris le pas sur toute autre forme de contrôle. Il avait tendu une main, fermé les yeux, roulé le dos. Là où il aurait dû frapper l’homme en noir, il s’était senti aspiré vers l’avant. On lui avait attrapé le bras ou autre chose et on l’avait tiré avec violence. Il avait lâché l’homme en chemise, il avait senti les coups sans comprendre d’où se protéger. Il avait roulé vers l’avant, vers le côté. Débranchés pour cause d’urgence, ses yeux et ses oreilles avaient cessé toute émission – plus d’images, plus de sons.
Il se souvint avoir pensé qu’il n’avait plus son arme. Sans savoir quand il l’avait lâchée, il avait senti ses mains vides. C’est grave, s’était-il dit. Puis il avait perdu connaissance.
Éloïs ouvrit les yeux. Il faisait sombre. Le peu de lumière qui restait n’avait aucune chaleur ni aucune couleur. Un éclat lunaire qui fait les ombres nettes et noires. Il se trouvait face à un mur, un papier peint rayé à deux centimètres de son nez.
Il dégagea son bras et leva la tête pour la reposer sur sa main. Il pouvait bouger ses pieds, ses jambes. Rien de cassé.
Puis, alors qu’il pensait remonter lentement à la surface, sans prévenir, une lame de fond vint le plaquer au sol, comme si son corps soudain se rétractait dans ses tripes. Une angoisse comme il n’en avait jamais ressenti. La terreur de l’inconnu, de la mort, de la souffrance, la peur du noir, la peur du croque-mitaine tout à la fois. C’était irraisonné parce que ça venait de l’extérieur ; un poison qui lui baignait la peau et gonflait ses poumons ; une onde de peur qui le glaçait comme un courant d’air froid.
Il resta longtemps sans bouger, le temps que son cœur revienne, que cessent les fourmis dans sa nuque et le frisson dans son dos. Puis, pour la première fois, il entendit des sons, comme si ses oreilles étaient le dernier jalon de son retour à la vie.
C’était une voix d’homme, pas loin derrière. Une voix qu’il ne comprenait pas, qui priait en latin. À moins que ce ne soit du grec. Il se tourna.
Il reconnut la pièce sans meubles et la fenêtre maintenant refermée qu’il avait ouverte tout à l’heure, ou alors la veille. Le parquet noirci et l’odeur de brûlé qui lui arrivait enfin. Par terre, il ne restait de la belle harmonie des alignements de cuivre qu’une désolation de rogatons éparpillés. Une boîte calcinée, un bouquet de câbles, quelques ampoules écrasées.
Au milieu de la pièce, un homme était assis et lui tournait le dos. Il reconnut la chemise blanche. Sans qu’il comprenne pourquoi, la vision attisa l’angoisse qui ne l’avait pas lâché. Cela dépassait sa raison. Son esprit semblait à vif, enflammé par la moindre image.
Il lui fallut encore du temps pour maîtriser sa peur. Le temps de se forcer à garder les yeux ouverts, à respirer sans haleter, le temps de dérouler ses vertèbres pour ne plus être comme une bête.
Il approcha. Moitié accroupi, moitié à quatre pattes ; à moitié pour ne pas être entendu, à moitié pour ne pas souffrir de ses muscles engourdis.
L’homme était impressionnant. Un bûcheron au dos fort et massif. Une tignasse blonde de chérubin, des mèches épaisses qui lui coulaient sur l’arrière de la tête. Il avait la voix claire mais ce qu’il chantait était obscur, une litanie aux étranges modulations, une mélodie impie. Tout proche maintenant, il reconnaissait cette silhouette, celle qui l’avait entraîné dans sa chute.
En fait, l’homme n’était pas assis, il était à genoux. Alors, c’était bien une prière, cette ritournelle qu’il rabâchait. Éloïs découvrait son profil qui se détachait, noir, sur la fenêtre argentée. Il ne pouvait que deviner ses traits mais c’était suffisant pour y remarquer toute la bizarrerie du visage, comme des erreurs de proportion, comme un défaut d’équilibre. Il regarda mieux.
Son oreille gauche était trop basse. Sa joue aussi, sa mâchoire avait glissé vers l’arrière, vers la base du cou. Même le nez avait été entraîné par le mouvement. Il pouvait voir sa bouche gauchie articuler sa chanson, une balafre de travers avec des lèvres comme les bourrelets roses d’une blessure qui bourgeonne. C’était bien le même homme qu’il avait vu dans cette pièce face au tapis métallique, c’est ce que lui disait la partie droite de son visage. L’autre moitié n’était plus vraiment là, tel un masque de cire qui aurait coulé. Le plus étrange était que cet homme défiguré bravait la douleur de sa mâchoire brisée pour continuer sa prière. Sa diction même ne semblait pas affectée par la blessure.
Éloïs en avait vu à l’école ou au ministère, des photographies de cadavres ou de victimes défigurés. Il avait visité les morgues avec ses professeurs, il avait observé la tranchée que pouvait creuser une balle dans un os frontal ou le long d’une tempe. Il avait comparé les lacérations d’un coupe-chou dans le gras d’une joue à la griffe plus nette que laisse une lame qui a buté sur l’os d’une pommette. Passé le premier dégoût, il avait toujours été fasciné par ces visages violés, ces âmes ouvertes comme des jouets cassés, ramenées à un jeu vulgaire de tringles et de durites.
Il n’avait pas peur de cette gueule brisée qui priait devant lui. Plus exactement, il sentait toujours la panique au fond de lui, celle qui ne l’avait pas quitté depuis son réveil, mais cela n’avait rien à voir. Il n’avait pas peur de cet homme, il avait juste peur de tout le reste.
Il faisait trop sombre pour qu’il y voie. Alors, il approcha encore pour comprendre le secret de cette mutilation. Il approcha plus, un peu trop.
Le bûcheron en chemise ouvrit les yeux et coupa sa psalmodie. Sous l’effet de la surprise, il sursauta d’un bon mètre sur le côté et se retrouva assis, plus loin, les pattes écartées, essayant d’y voir dans la pénombre.
« Merde ! Tu es qui, toi ? Qu’est-ce que tu fous ici ? »
Éloïs ne répondit pas. Lui aussi avait bondi en arrière et s’était de nouveau laissé emporter par cette vague de terreur qui profitait de chaque mouvement pour le saisir.
L’homme revint vers lui pour mieux le voir.
« Eh ! mais tu ne serais pas ce gars qui est entré par la fenêtre ? Qu’est-ce que tu fais là ? Pourquoi tu n’es pas resté là-bas ? »
À mesure qu’il parlait, à mesure qu’il approchait, sa voix devenait plus menaçante. En noir et blanc dans la lumière de la lune, son visage exprimait la colère et la violence malgré cet enfoncement de la partie gauche.
Éloïs se traînait en arrière en poussant sur ses jambes. Ses mains tremblantes cherchaient dans ses poches le carton du ministère, qu’il trouva enfin pour le brandir sous le nez de l’ogre.
« Agent Éloïs Bienvenüe, du ministère de l’intérieur ! Vous êtes en état d’arrestation ! »
Le bûcheron ne le laissa pas finir et envoya voler la précieuse carte d’un puissant revers de la main.
« Bon Dieu ! Un connard de flic qui n’y connaît rien ! Il ne manquait plus que ça ! Mais regarde-toi, tu es venu en costard ! C’est n’importe quoi ! Tu ne l’as pas mérité, tu n’as pas le droit ! »
Il s’était levé et ne s’adressait déjà plus à Éloïs. Il martelait le sol de ses pieds nus, faisait quelques pas sur l’avant puis se retournait pour se frapper la main et repartir dans l’autre sens.
« Toute ma vie j’ai travaillé, j’ai étudié, j’en ai bavé pour mériter tout ça ! C’est moi qu’il a choisi ! Tu n’as pas le droit d’être ici, je dois être le seul ! »
Mais il se coupa net. Car on avait frappé à la porte. Trois coups bien secs. Il s’aplatit sur le sol comme pour se mettre à couvert ; le doigt sur la bouche pour indiquer à Éloïs qu’il fallait se taire.
« Seigneur ? » Et on frappa encore. « Seigneur, vous êtes revenu ? »
La voix venait du palier. Tout de suite, Éloïs comprit que c’était là l’origine de son angoisse. C’était évident. Dès qu’il s’était réveillé, il avait senti cette peur couler de sous la porte comme un courant d’air glacé. Une peur instinctive qui rayonnait même à travers le bois.
Ils attendirent tous deux, face à face, sans bouger. Le bûcheron semblait aussi effrayé que lui. Ses yeux imploraient le silence. La porte allait s’ouvrir et ce serait la fin.
Mais la porte resta close et il n’y eut plus de bruit. Ils se redressèrent ensemble pour se remettre à genoux, en chiens de faïence.
« Tu as entendu ça, espèce d’imbécile ? Tu vas tout faire foirer ! Alors, tu te tais pendant que je réfléchis.
— Votre visage, monsieur, vous êtes blessé », tenta Éloïs à mi-voix, pour que l’on passe à autre chose. L’homme ramena ses grosses mains sur sa joue.
« Merde ! J’ai la gueule de travers ! J’ai dû me faire ça en tombant. Ben dis donc, je ne dois pas être beau à voir ! »
Cela n’avait pas l’air de l’étonner ni de lui faire mal. Peut-être même trouvait-il cela amusant.
« Bon ! Il n’y a pas de temps à perdre, je dois arranger tout ça ! »
Joignant le geste à la parole, il se planta les doigts dans la joue, tirant la peau d’un côté, poussant les tissus d’un autre. Il fourrageait sans ménagement, malaxant ses chairs comme un pétrin.
Éloïs pensa d’abord qu’il faisait cela pour calmer sa douleur ou pour activer la circulation afin de résorber un hématome. Mais il comprit soudain que l’homme était en train de modeler son propre visage. Son oreille avait retrouvé sa place, sa mâchoire s’était redressée. C’était irréel et répugnant. Impudique.
« Vous portez un masque, c’est ça ? » essaya-t-il sans y croire.
« Écoute, petit, on n’a pas le temps de bavarder. Alors tu gardes tes questions pour plus tard. Tu me les poseras après, si tu es toujours vivant. »
Éloïs ne goûta pas la plaisanterie. En était-ce une ? Le spectacle avait vidé son crâne. Impossible de ne pas regarder. Le bûcheron s’était étiré le nez et le redressait maintenant entre ses deux mains jointes. Puis, il en caressa l’arête jusqu’à la rendre effilée, presque tranchante. Pressant ses yeux sous ses gros doigts, il les avait enfoncés d’un bon centimètre et essayait de les écarter en y mettant les ongles pour ne pas qu’ils glissent.
Éloïs contemplait la scène comme une expérience scientifique. Il avait enfin compris.
« Vous êtes un implexe, monsieur, c’est ça ? »
L’homme interrompit ses travaux manuels, une pommette de travers au bout d’un de ses doigts.
« C’est vrai que t’es un flicard, il y a qu’eux pour m’appeler comme ça ! Écoute, vu comme c’est parti, on risque de passer un moment ensemble alors, s’il te plaît, oublie ton boulot et laisse-moi bosser. Il faut que je finisse avant que l’autre n’ouvre cette porte. »
Il reprit son affaire pour s’arrêter immédiatement.
« Et puis… Appelle-moi David, ça sera plus simple. »
C’était un implexe ! C’était le premier qu’il voyait ! Ou plutôt, le premier sans compter cet imbécile de Joseph. Celui-là se modelait le visage comme une boule de papier mâché. C’était incroyable !
Après les discours du père de France, il s’attendait à en voir, des trucs bizarres, mais ça, ça dépassait ce qu’il avait imaginé. Dans le fond, il se demandait même s’il y avait vraiment cru. C’est comme les militaires qui s’engagent pour l’uniforme et pour les filles et qui se réveillent au front, les pieds dans la boue et un fusil dans les pattes. Honnêtement, c’était la place au ministère qui l’avait intéressé, et les histoires du vieux de France, ça faisait partie du lot. Maintenant, il comprenait que ce n’était pas pour une vie de bureau qu’il avait signé. Les implexes existaient bel et bien, comme une pincée d’épice dans un monde fade. Après tout, c’était plutôt excitant !
David avait empoigné sa pomme d’Adam et la déplaçait de gauche à droite en grognant à mi-voix. Qu’il tire un peu vers l’avant et sa voix se faisait plus aiguë ; qu’il pousse comme pour s’étrangler et elle plongeait aussitôt dans le grave. Sous ses doigts, son timbre était le ronron d’un moteur dont il réglait le ralenti à l’oreille.
« Comment ça vous est arrivé ? tenta Éloïs en inclinant poliment la tête.
— Quoi ?
— Eh bien, tout ça. Votre visage.
— Ah ? Quand j’étais petit. Mon père était meunier. Je suis tombé dans le moulin, entre deux roues. Ma tête a éclaté comme un raisin.
— Et vous n’êtes pas mort ?
— Ben tu vois bien que non ! Mais ça n’a jamais guéri, regarde. »
Il s’était enfoncé l’arcade en appuyant avec son pouce pour illustrer, faisant pivoter son œil droit vers le plafond. Éloïs ne savait pas s’il fallait rire ou se montrer compatissant. Il n’eut pas le temps de choisir car de nouveaux coups à la porte vinrent les interrompre.
« Seigneur, vous êtes revenu ? Nous avons entendu votre voix ! »
Nous. Il avait dit nous. Alors ils étaient sur ce palier et ils étaient plusieurs. Éloïs fixait la porte, l’unique porte pour sortir d’ici, cette porte sous laquelle s’insinuait la peur comme une substance liquide qu’on ne peut endiguer.
Faisant signe à Éloïs de garder le silence, David pressa une dernière fois sur sa pomme d’Adam avant de tenter une réponse.
« Oui, je suis là. »
Cette nouvelle voix qu’il s’était fabriquée à force de tirer sur sa gorge était profonde et puissante comme celle de l’autre, derrière la porte. Mais David n’avait pas l’air sûr de lui. Il attendait, anxieux, l’oreille tendue vers l’entrée. Voyant ce colosse sur le qui-vive, Éloïs laissa de nouveau la peur remonter ses nerfs et paralyser son esprit. Il ferma les yeux, en attendant lui aussi.
« L’enfant s’est sauvé, seigneur, nous ne pouvons pas entrer », lui répondit-on du palier.
David se redressa en reprenant sa respiration. Puis il tapa doucement l’épaule d’Éloïs et lui montra fièrement son pouce levé en souriant. La puérilité du geste paralysa Éloïs, qui préféra fermer les yeux.
« Attendez là. Je vais trouver un moyen ! répondit David vers la porte.
— Bien, seigneur Baphomet ! »
David rayonnait de bonheur. Malgré son visage grossier, malgré les cratères laissés sur sa peau par ses doigts trop gros, il faisait plaisir à voir. Une bouille hilare que seuls peuvent avoir les gens simples à qui l’on n’a pas appris à cacher leurs émotions. Il souriait tellement que le coin de sa bouche céda à la traction et se déchira en direction de l’oreille.
« Ça marche ! gloussa-t-il. Tu as entendu ?
— Quoi ? demanda Éloïs en gardant un œil inquiet sur la porte.
— Ils m’ont pris pour leur seigneur ! Il s’appelle Baphomet !
— Baphomet ?
— Et maintenant que ma voix est au point, il faut que je me fasse sa trogne.
— Que voulez-vous dire ?
— Oh, et puis laisse tomber ! Tu n’y connais vraiment rien. »
David avait repris son travail en bougonnant. Sa tête était maintenant plus pointue, tendue vers l’avant comme la proue d’un bateau. Il s’était attaqué au bas de son visage mais semblait manquer d’inspiration. Il avait engouffré les deux mains dans sa bouche largement ouverte pour essayer de redresser de l’intérieur son maxillaire. De temps en temps, il ressortait ses doigts poisseux de salive pour palper en dessous de ses yeux l’avancement de la besogne.
« Merde ! Ça ressemble à rien ! J’ai besoin d’un miroir.
— Pourquoi pas la fenêtre ? proposa Éloïse.
— Ouais. Bonne idée. »
Éloïs l’avait devancé et s’apprêtait à ouvrir le battant pour chercher un angle idéal sous la lumière de la lune. Il tourna la poignée et tira comme il avait toujours fait avec les fenêtres. Mais celle-ci lui résistait. Ce simple cadre de bois garni de deux carreaux semblait peser des tonnes, au point qu’il dut s’arc-bouter et prendre appui de son pied sur le mur pour enfin entrouvrir la vitre d’un centimètre à peine.
« C’est coincé !
— Attends, fais voir. »
David écarta sa main pour saisir la poignée à son tour et tenter de déplacer encore le battant. D’une traction puissante de colosse de foire, il l’ouvrit un peu plus grand.
« Tu as raison. On est plus loin que je le pensais.
— Plus loin ?
— On est loin de chez nous, mon gars. Il va falloir t’y faire ! »
Poussant Éloïs dans le dos, il s’installa devant son miroir improvisé.
« Tu vas m’aider. Pendant que je continue, toi tu vas jusqu’au bout du balcon pour vérifier qu’ils ne passent pas par là. »
Sans penser à demander qui, Éloïs s’engagea sur le rebord de la fenêtre. Ça lui faisait du bien de faire quelque chose, de ne pas rester à tremper dans cette soupe d’angoisse qui n’avait pas cessé de le tourmenter.
Dehors, l’air était plus frais. C’était bien le balcon de tout à l’heure. Il revoyait Joseph et l’étrange scène par la fenêtre. La fille, le prêtre, le cul-de-jatte et David. Qu’est-ce qui avait changé ? Cette pièce toute vide, ce calme, on était si loin de l’étrange cérémonie, de l’odeur de l’incendie, du ronronnement des machines et de cette image d’homme noir apparue comme une illusion de magicien. Peut-être qu’il était simplement plus tard, que tout le monde était parti. Mais pourquoi l’avait-on laissé seul avec David ? Joseph l’aurait abandonné sans connaissance ? D’un côté, ça lui ressemblait, mais non, ça ne collait pas.
Il regarda en bas, la rue, les quinze mètres qui le séparaient du sol. On devait être au beau milieu de la nuit. Il n’y avait personne.
Il regarda les façades, de l’autre côté. Tout était si étrangement mort. Il ne savait pas pourquoi il pensait cela, mais cette ville n’était pas endormie, elle était morte. C’était peut-être ce goût de cendre qu’il avait dans la bouche. Ou ce ciel trop noir malgré la lune. Ou ce cri qu’il avait cru entendre, l’aboiement au loin d’un chien un peu trop humain.
Cela ne lui avait servi à rien de monter sur ce balcon. Il avait toujours aussi peur. Ça ne venait pas de la pièce, ça venait de partout.
« Qu’est-ce que tu fous ? » lança David derrière lui.
Alors, il rampa jusqu’à l’autre fenêtre, au bout du balcon. Elle était restée entrouverte. Derrière, il n’y avait que le vide, que des ténèbres qui résistaient à la lune. Il n’osa pas aller plus loin. Il savait que cette vitre pouvait cacher bien pire que le simple meublé qu’il avait traversé avec Joseph. Il sentait bien que le monde avait changé.
« C’est bon ? Y a personne ? » insista David.
L’idée qu’il puisse y avoir quelqu’un le pétrifia. Il recula doucement, sans commander à ses jambes, fixant sans la voir l’obscurité de la chambre devant lui. Il fallait qu’il retrouve David. Il ne pouvait plus rester seul.
De retour à la première fenêtre, il retomba sur la face de papier mâché, toute blanche sous la lune.
« Alors, c’est ressemblant ? » David tirait sur son cou avec cet air fier qu’ont les gens qui sortent de chez le coiffeur. Heureusement qu’il souriait. Éloïs ne l’aurait pas reconnu.
On aurait dit qu’il s’était étiré toute la tête en cherchant à la passer entre des barreaux trop serrés. Même son front avait la forme d’une cale de charrette, un coin pointu avec des yeux sur les côtés.
En dessous, sans transition, il s’était fait une mâchoire puissante. Un carré sous le triangle. Alors qu’il souriait, fier de sa création, Éloïs comprit qu’il s’était regroupé les dents vers l’avant pour singer le râtelier d’un carnivore.
« Alors, c’est ressemblant ? répéta-t-il.
— Ça doit ressembler à quoi ?
— Putain. Tu sais vraiment rien. À Baphomet. Tu as entendu ce qu’il a dit à l’instant ?
— C’est qui ça ?
— Baphomet, c’est le cinquième lieutenant de Belzébuth, le second prince du Tartare. » Il récitait, les yeux au ciel, en hésitant sur les termes exacts.
« On n’est pas tombés sur du menu fretin, hein ?
— De quoi vous parlez, David ?
— Écoute, ici c’est pas un endroit pour la discussion. Je les connais, les gars dans ton genre qui argumentent des heures sur ce qui existe et ce qui n’existe pas. Alors, joue pas à celui qui a fait des études. Ici, c’est moi qui dirige. On n’a pas le temps de rigoler. Crois-moi, il vaut mieux pas que la porte s’ouvre tout de suite. Et quand elle s’ouvrira, il vaudrait mieux que j’ai la tête du seigneur Baphomet. »
Prononçant le nom, il se signa d’une croix compliquée qui trahissait la peur et la superstition.
« D’accord, David. Je veux bien vous aider mais vous devez m’expliquer mieux. »
Éloïs s’était rappelé cette histoire que son père racontait souvent lors de ces interminables repas d’ingénieurs où il aimait l’emmener. C’était l’histoire d’un pauvre ouvrier au bout du rouleau, un simplet que personne ne remarquait jamais et qui, un jour, s’était mis en tête de détourner le tunnel du métropolitain pour creuser jusqu’à l’autre bout de la terre. Il était parti tout seul au fond de la galerie, détruisant au passage les outils et les équipements électriques à grands coups de pioche. Personne n’avait pu trouver les mots pour raisonner le forcené. Un contremaître qui avait essayé la manière forte s’était fait briser le tibia d’un seul coup bien placé. Seul son père avait fini par désamorcer la crise en entrant dans le monde fantasmagorique de l’homme qui voulait creuser jusqu’au bout de la terre. Il lui avait proposé son aide, piochant même plus d’une heure avec lui, puis il l’avait calmement ramené à la maison après l’avoir convaincu que la soirée n’y suffirait pas et qu’il valait mieux se reposer d’abord.
Avec David, c’était pareil, il n’avait pas d’autre choix que d’entrer dans son monde pour l’aider à en sortir.
« Dites-moi, David, comment pourrais-je savoir à quoi ressemble ce Baphomet ?
— Parce que tu l’as vu, pardi.
— Je l’ai vu ?
— Oui, la forme spectrale sur la machine de Galvani.
— Galvani, comme la rue ?
— Tu le fais exprès ?
— Non, non. Excusez-moi. Ne vous énervez pas. Je ne connais pas la machine dont vous parlez.
— Mais si, la machine électrique que j’ai déployée par terre. La maille de champ, l’amplificateur à lampes.
— Oui, ça y est, l’arrêta-t-il en levant la main. Je vois. Et alors ?
— Eh bien, Baphomet, c’est le démon que nous avons invoqué grâce à la machine.
— Un démon ? »
Le mot était trop fort pour continuer à jouer les andouilles. Éloïs, toujours assis sur le rebord de la fenêtre, avait eu un mouvement de recul et une moue sévère qui voulait dire qu’il était temps d’arrêter les imbécillités.
« Quand je pense que je me suis crevé à préparer ce voyage pendant des années, explosa David. J’ai lavé les carreaux et taillé les rosiers pendant vingt ans pour le mériter. Et voilà que je me retrouve avec un jeune gusse qui ne sait pas où on est. Alors tu sais même pas la chance que tu as d’être ici ?
— David… »
Mais il n’eut pas le temps de continuer. Pour la troisième fois, on frappa à la porte. Le porte-parole de ces choses qui hantaient le palier, juste derrière, perdait patience.
« Vous n’êtes pas seul, seigneur Baphomet ? »
Éloïs et David se regardèrent, cherchant chacun une réponse dans les yeux de l’autre.
« Non, je ne suis pas seul. » David avait tranché, de sa voix d’ogre, sans réfléchir.
« Alors vous avez réussi, seigneur ? Vous avez ramené Bélial parmi nous ? »
David avait la bouche ouverte. Il avait voulu répondre tout à trac, mais la panique l’avait saisi. Éloïs le lisait dans son regard. Il pouvait bien connaître les démons par leur prénom et mépriser de sa science les questions d’Éloïs, mais là, plongé dans le concret de la situation, il battait en retraite.
Sur le palier se tenait quelque chose. Des diables comme des vendeurs itinérants de quelques balais infernaux qui ne partiraient pas de là avant qu’ils aient ouvert ; ou alors une confrérie de goules aux langues noires venues sucer leurs âmes par-dessous la porte ; ou encore quelques ogres bicéphales qui ne tarderaient pas à faire voler cette porte en éclats s’ils continuaient ainsi à jouer avec leurs nerfs.
Peu importe. Éloïs ne voulait plus se laisser submerger par cette foutue terreur qui n’était jamais partie. Plus maintenant. Il fallait réfléchir. David se faisait passer pour quelqu’un d’autre, pour ce Baphomet auquel il voulait ressembler, ce Baphomet qu’ils attendaient sur le palier. Pourquoi pas. C’était fait, on ne reviendrait pas en arrière.
Par contre, que lui, Éloïs, soit confondu avec une mystérieuse deuxième personne qu’il aurait ramenée, c’était trop. Ils ne tiendraient pas le mensonge sans en connaître davantage. Éloïs fit non du doigt.
« Non, ce n’est pas lui, répondit David.
— Qui est-ce, seigneur ? Peut-il ouvrir la porte ? »
Ils étaient sauvés. La deuxième question permettait de ne pas répondre à la première. « Dites oui », mima Éloïs du bout des lèvres.
« Oui, c’est cela, il peut ouvrir la porte. Attendez encore un peu. »
Puis ils restèrent tous deux suspendus au silence. Redoutant la question suivante qui, heureusement, ne vint pas.
« Bien, seigneur, faites vite ! »
Quand ils eurent retrouvé chacun un souffle normal, David reprit l’engueulade à mi-voix.
« Alors tu comprends maintenant ? On va devoir l’ouvrir, cette maudite porte. Et je te dis que si je n’ai pas la tête de Baphomet, on va s’en souvenir longtemps.
— D’accord. D’accord pour les démons et pour la machine. Dites-moi où j’ai vu ce Baphomet, en n’utilisant que des termes du dictionnaire et je vous promets de tout faire pour vous aider.
— Il était juste devant nous quand on est tombés. Il n’était pas stable, il était en chemin. Alors on ne le voyait pas bien. Moi, j’ai pris le temps de bien le regarder comme me l’avait demandé le maître Papus.
— Papus. » Éloïs mémorisa le nom. Un réflexe qu’on apprenait au ministère.
« Ne me coupe pas ! Donc, je l’ai bien regardé mais maintenant c’est difficile. Il fait tout noir et je me vois mal dans cette vitre. C’est pas un vrai miroir, tu comprends.
— Ça y est. Votre Baphomet, c’est cette image qui flottait au-dessus de la grille métallique.
— C’est ça !
— C’est que… je l’ai à peine vue.
— Et je lui ressemble ?
— Vous ressemblez surtout à un bonhomme en pâte à sel. Je vais essayer de vous arranger. »
Il le saisit par les épaules pour le décaler un peu, face à la lune. Puis il contempla ce visage de cauchemar qu’il s’était fait. C’en était comique, un monstre sorti d’une illustration d’Épinal, un totem taillé à la hache, un masque décrépi ou un lépreux cumulard qui se serait offert la petite vérole, ou un peu tout ça à la fois. Éloïs n’avait pas suffisamment bien vu l’image pour tenter de l’imiter mais il pouvait déjà essayer d’arranger cette première esquisse qu’avait tentée David.
D’abord il fallait rétablir la symétrie de son visage. L’homme en noir de la machine était imposant, effrayant peut-être, mais pas difforme. Il posa la main sur sa joue et appuya en fermant les yeux. La sensation était immonde. Il avait l’impression de torturer un blessé en remuant ses chairs broyées. Il sentait des fragments d’os sous sa paume, comme des grumeaux durcis sous une membrane de caoutchouc. Des gravillons qui roulaient les uns sur les autres alors que la pommette glissait vers la tempe.
« Je ne vous fais pas mal ?
— Mais non, voyons. Dépêche-toi !
— Vous pouvez fermer les yeux, s’il vous plaît ? »
Ça lui semblait plus facile comme cela. Au moins, il pouvait s’imaginer un patient endormi, incapable de sentir la douleur.
Il redressa un peu le nez, adoucit la transition entre le triangle de la face et le carré de la mâchoire, lissa les tempes et le front, rendant plus naturels ces angles que David avait laissés partout. Comme la peur, il avait enterré son dégoût loin de sa raison. Arrivé au galbe du menton, il n’y pensait déjà plus. Mieux, ce travail manuel avait réussi à calmer ses nerfs que tout ce manège avait tendus au-delà de leurs limites.
« C’est mieux comme ça ? »
David se pencha pour distinguer son reflet dans la vitre.
« Pas mal. Tu es doué. »
Il leva ses grosses pattes devant le visage d’Éloïs.
« Vise un peu les pelles à neige ! Si seulement j’avais des doigts comme les tiens ! Je pourrais me faire une gueule de don Juan et tomber toutes les filles de Neuilly. C’est pas malheureux d’avoir cette tronche d’artiste sans les pinceaux qui vont avec ? Allez, c’est bon, je te garde ! »
Et il lui envoya une grande claque dans le dos.
Éloïs se renfrogna d’abord puis sourit quand même. À force, il ne savait plus comment réagir. Il ferma rapidement les yeux pour les reposer un peu de toutes ces images qui l’accablaient. Mais au lieu de l’obscurité, c’est le visage de sa sœur qui s’imposa. Lucille. On dit que les esprits des jumeaux communiquent par-delà les espaces. Éloïs n’avait jamais rien observé de tel. Mais c’est à sa sœur qu’il pensait chaque fois qu’il se sentait seul. Et il aimait s’imaginer qu’elle aussi pensait à lui.
« Tu vas être fière de moi, Lucille, se dit-il. Pour une fois, c’est moi qui vais te ramener les belles histoires. Tu verras, tu n’en croiras pas tes oreilles ! »
Il souriait quand il rouvrit les yeux sur le masque de Mardi gras qu’il avait fait à David.
« Attends, David, il y a un problème.
— Quoi ?
— Tes cheveux ! L’homme en noir, il était chauve !
— Merde, tu as raison ! »
Il s’accrocha une mèche sur la tempe droite, qu’il tira d’un coup sec, entraînant toute sa tête dans un hochement énergique. Sans même regarder la poignée de cheveux dorés qu’il avait arrachée, il la jeta sur le sol pour saisir la suivante.
Éloïs fit un pas en arrière.
« Mon Dieu, arrête !
— Et pourquoi ?
— Ça ne te fait donc pas mal ?
— Si, les cheveux toujours un peu. Mais ils repousseront. Et ils seront plus beaux après. Ça les fortifie, tu sais ? »
L’instant d’après, il était chauve, debout au milieu d’un tapis de bourre blonde. Spontanément, Éloïs lui lissa le crâne dont la peau était restée étirée par endroits.
« Bon, dit David en remettant sa longue chemise en forme. Il va être temps d’y aller. Alors, tu vas me suivre et parler le moins possible. D’accord ?
— D’accord.
— Je suis un démon et je m’appelle Baphomet. Tu ne dois plus jamais m’appeler David. D’accord ?
— D’accord. »
Éloïs avait hésité avant de répondre. D’abord parce qu’il n’aimait pas la formule plus jamais et ensuite parce qu’il avait l’impression qu’avec ce d’accord il signait un pacte qui l’associait à ce démon qu’était devenu David.
« Si tu dois me parler, tu me dis seigneur, continuait le bûcheron.
— J’ai compris.
— Et puis, c’est toi qui ouvriras les portes et ramasseras les objets s’il faut. Moi, je ne suis pas censé pouvoir le faire.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne suis plus matériel, tu comprends ? Je suis une Idée maintenant.
— Oui, je comprends. »
En fait, il n’y comprenait rien mais il préférait passer à la suite.
« Maintenant, on va y aller. Tu vas ouvrir cette porte et me laisser faire. Si tu as peur, c’est pas grave. C’est normal qu’une âme comme toi soit effrayée. »
Il s’était avancé jusqu’à l’entrée. Éloïs l’avait suivi en traînant.
« Quand je te dis, tu pousses la poignée de toutes tes forces. C’est comme la fenêtre, ça risque d’être un peu dur. Alors, n’hésite pas.
— D’accord. »
David lui sourit. Ses yeux de démon sur les côtés de sa face pointue n’avaient pas assez d’assurance pour apaiser les nerfs noués d’Éloïs, qui lui sourit en retour et comprit à son regard qu’il avait aussi besoin de réconfort.
Il attrapa la poignée et attendit la suite.
« Prêt, petit ? Respire bien parce que derrière il va y avoir du spectacle ! »
Éloïs se retourna sur la pièce vide. Il regarda la lune et se força à y voir le visage de Lucille. Il fit un signe de tête pour montrer qu’il était prêt.
« Vas-y. Ouvre ! »